Pourquoi l’invasion turque est importante

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Aborder les questions difficiles de l’impérialisme et de la solidarité

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Dans l’article qui suit, nous abordons quelques questions fréquentes sur l’importance de s’opposer à l’invasion turque au Rojava et proposons une analyse de ce que cela implique pour la politique mondiale.

Pour celles et ceux qui n’ont pas suivi les subtilités de la situation en Syrie, en Turquie, et partout au Kurdistan, il peut être difficile de comprendre quels en sont les enjeux. Nous avons de la chance que certain·e·s d’entre nous aient passé du temps au Rojava, et dans les régions environnantes. Nous écrivons depuis un confort relatif, loin des massacres perpétrés par l’armée turque, mais avec nos proches au Rojava au cœur de nos préoccupations—ainsi que tou·te·s celles et ceux qui ont sérieusement souffert pendant la guerre civile syrienne.

La guerre ne se limite pas qu’aux bombes et aux balles. C’est aussi une compétition de récits impliquant propagande et contrôle de l’information. Le gouvernement turc a censuré les reportages journalistiques, a coupé l’accès à Internet, et a forcé les entreprises propriétaires de médias sociaux à réduire au silence ses victimes ; le gouvernement turc a même réussi à convaincre certains prétendus gauchistes de légitimer son programme. Tout ce que nous avons pour contrer ceci ce sont nos propres expériences vécues, nos connexions internationales avec d’autres gens ordinaires comme nous, et des projets menés par des bénévoles comme cette plateforme de publication qui rejette tous types de programme étatique ou de stratégie d’entreprise.

Le moment choisi par la Turquie pour lancer son invasion a probablement été déterminé en partie par la réponse de Donald Trump faite à la procédure de destitution lancée à son égard. Les présidents américains ont cette vieille tradition de lancer des interventions militaires afin de détourner l’attention des problèmes intérieurs. La version de Trump de cette tradition est de raviver intentionnellement une guerre civile en prétendant y « mettre fin ». Partout dans le monde, l’extrême droite semble essayer de coopter la rhétorique « anti-guerre » de la même façon qu’elle s’est appropriée les slogans « altermondialistes », tout en intensifiant l’agression militaire et le capitalisme. C’est le même « isolationnisme » d’extrême droite, dans un monde où tout ne semble être qu’effet de miroir, que nous avons connu lorsque Hitler annexait des territoires en Europe. Il semble que nous soyons passés très rapidement de la répétition lu début des années 1930 à la reconstitution de la fin des années 1930.

La trahison faite à l’encontre des populations du Rojava est si choquante qu’elle a même humilié beaucoup de politiciens américains par ailleurs éhontés. A moins de créer une pression importante via des actions directes perturbatrices, nous nous attendons à ce que le gouvernement américain attende que le nettoyage ethnique du Rojava soit devenu un fait accompli avant de faire quoi que ce soit pour y répondre. Quoi qu’il arrive, l’invasion turque a ravivé une guerre civile qui touchait à sa fin, garantissant encore de nombreuses années d’effusion de sang partout au Moyen-Orient. Aucun être humain compatissant ne pourrait soutenir cela.

Graffiti devant le tribunal de la Nouvelle-Orléans en Louisiane, le 12 octobre 2019.

« Les anti-impérialistes ne devraient-iels pas vouloir que les États-Unis se retirent de Syrie ? »

Soutenir le retrait apparent des troupes américaines de Syrie décidé par Trump au nom de l’anti-impérialisme est ridicule, pour ne pas dire carrément hypocrite.

L’engagement des États-Unis en Syrie est très différent de ce qu’il a été en Irak et en Afghanistan. Plus de 100 000 soldats américains ont occupé l’Irak pendant plus de 5 ans. En revanche, il n’y a eu que tout au plus quelques milliers de soldats américains en Syrie—moins de 2% du nombre total de soldats déployés en Irak. Les soldats américains en Syrie jouent un rôle de consultant, effectuant des frappes aériennes mais ne prenant jamais part aux combats sur les lignes de front.

Même après l’annonce de Trump selon laquelle il retire l’armée américaine de Syrie, 1000 soldats américains resteront dans le pays. Ouvrir la voie pour l’invasion turque n’a apparemment nécessité le déplacement que de 50 membres des forces spéciales—il s’agissait simplement des les écarter des trajectoires des bombes turques. En fait, l’armée américaine a envoyé 14 000 soldats supplémentaires au Moyen-Orient depuis le mois de mai, en renforçant tout particulièrement le déploiement de troupes en Arabie Saoudite. Nous n’assistons donc pas à un retrait des troupes—nous assistons à un changement de politique visant à permettre l’extermination de projets relativement égalitaires tout en soutenant des régimes plus autoritaires par le renforcement des troupes.

Par conséquent, les anti-impérialistes qui voient cela comme une victoire contre le militarisme américain sont donc des imbéciles, purement et simplement. Trump n’a rien fait pour réduire l’influence de l’empire américain. Il a simplement donné à Erdoğan le feu vert pour construire l’empire turc, et pour procéder à un nettoyage ethnique pendant que les troupes américaines le regardent faire. Cette situation n’est pas sans précédent dans l’histoire de l’impérialisme américain.

Une autre fois, il serait utile d’examiner plus en détail le mot « anti-impérialiste ». Nous voyons fréquemment ce mot utilisé par les partisans d’un empire rival—généralement la Russie ou la Chine, mais pas que. Nous pourrions être amené à devoir utiliser un autre mot pour désigner celles et ceux qui s’opposent systématiquement à tous les empires, à toutes les interventions étatiques, et à toutes les formes de pouvoir hiérarchique. Par exemple, le mot anticolonial. Ou, encore plus clair, celui d’anarchiste.

Pendant des années, nous avons entendus des étatistes provenant des différentes tendances de la gauche accuser les anarchistes d’être des outils du néolibéralisme pour la simple raison que nous nous opposons aux gouvernements russe, chinois, et nicaraguayen ainsi qu’au gouvernement des États-Unis. C’est une insulte de mauvaise foi provenant d’individus qui peuvent avoir mauvaise conscience au sujet de leur propre soutien inconditionnel à des gouvernements autoritaires—de la même façon que les soutiens de Trump, alors qu’ils lèchent gratuitement les bottes d’un milliardaire, aiment prétendre que George Soros, un milliardaire juif, est derrière l’activité anti-Trump. Il est absurde d’accuser les anarchistes d’être les outils du néolibéralisme pour le simple fait qu’iels identifient les manières dont la Chine et la Russie participent au néolibéralisme ; et il est doublement absurde d’accuser les anarchistes d’être des outils de l’impérialisme pour avoir critiqué le fait que les États-Unis ont donné leur permission à Erdoğan d’envahir le Rojava.

Le fait que certaines personnes s’opposant à l’interventionnisme américain puissent devenir de fervents soutiens lorsque le gouvernement américain donne son feu vert à un autre gouvernement autoritaire pour tuer des milliers de personnes, illustre parfaitement les conséquences qu’il y a de fonder sa politique de façon opportuniste sur des facteurs accessoires, comme s’opposer à un empire dominant particulier, plutôt que de s’appuyer sur des principes éthiques tels que l’opposition à toute forme de domination.

La naïveté déchirante de la prétendue militante anti-guerre Medea Benjamin—un tweet maintenant couvert de sang.

« Les Kurdes ne sont-iels que des pions au service des États-Unis ? »

Le fait que le gouvernement américain se soit empressé de trahir le habitant·e·s de Rojava réfute l’allégation selon laquelle ils ne seraient que des pions dans la stratégie américaine. Pendant de nombreuses années, les organisateurs au Rojava ont poursuivi le même programme multi-ethnique d’autodétermination, et ce, avant même que les États-Unis ne se décident de soutenir leur lutte contre l’État islamique pour des raisons pratiques.

Devrions-nous blâmer des groupes tels que le Parti de l’Union Démocratique (PYD) au Rojava pour s’être coordonné avec les États-Unis ? Des anarchistes présent·e·s au Rojava ont fait valoir que les habitant·e·s de la région ont été forcé·e·s de choisir entre soit être massacré·e·s par l’État islamique, soit travailler avec le gouvernement américain. Considérant qu’iels ont failli être vaincu par l’État islamique en 2014, il est difficile de contester une telle décision.

Lorsque nous examinons la question à l’échelle individuelle, nous hésitons à blâmer une femme qui, n’ayant pas de communauté pour la soutenir, appelle la police lorsqu’elle est attaquée. Il est peu probable que la police l’aide, bien sûr—et compter sur cette dernière ne fait que reproduire les facteurs structurels qui sont à l’origine de la pauvreté et de la violence. Mais si nous voulons que les gens adoptent notre opposition totale au maintient de l’ordre, nous devons leur offrir de meilleures options.

De la même façon que, si nous voulons vivre dans un monde où les personnes habitant dans des endroits tels qu’au Rojava refusent d’accueillir le soutien du gouvernement américain, nous allons devoir offrir des alternatives crédibles via les mouvements sociaux et les campagnes de solidarité internationale. Depuis des années, les anarchistes cherchent des moyens d’y parvenir. A l’heure actuelle, cela signifie que nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour imposer des conséquences directes à la Turquie et aux États-Unis en réponse à cette invasion.

« Est-ce que les Kurdes soutiennent le Sionisme et l’Islamophobie ? »

L’une des principales caractéristiques de l’expérience sociale qui a émergé au Rojava au cours de ces dernières années est son aspect multi-ethnique et inclusif, contrairement aux diverses formes de nationalismes ethniques et religieux qui sont si répandues dans la région. Une grande partie des Forces Syriennes Démocratiques (SDF) au Rojava est musulmane. Certains islamophobes aux États-Unis ont peut-être été tenté de soutenir la résistance kurde face à l’État islamique pendant que les États-Unis l’approuvaient, mais nous ne devrions pas blâmer les habitant·e·s du Rojava pour cela.

Le Gouvernement Régional du Kurdistan de Barzani (KRG) en Irak a historiquement maintenu de bonnes relations diplomatiques avec la Turquie et Israël, mais d’autres partis kurdes ont des programmes très différents. Il y a beaucoup de critiques justes à faire à l’égard du PYD, du SDF, et des autres structures au Rojava, mais c’est une véritable exagération que de les accuser d’être sionistes. Au contraire, dans l’ensemble, ces structures ont le mérite de n’être ni pro-sionistes, ni anti-juifs, dans une région où tant d’acteurs sont soit l’un ou l’autre.

Bien qu’il y ait des éléments nationalistes dans certains des mouvements et des structures kurdes au Rojava, ils ne sont pas aussi ethnocentriques que beaucoup d’autres courants nationalistes dans la région. Et dans tous les cas, nous n’avons pas à les soutenir pour nous opposer à l’invasion turque.

« Est-ce que les Kurdes ont trahit la Révolution syrienne ? »

En tant qu’anarchistes, nous considérons les apologistes d’Assad comme ce qu’il y a de plus méprisable. Celles et ceux qui justifient le soulèvement initial contre le régime d’Assad comme étant une opération de la CIA sont des théoricien·ne·s du complot qui nient l’action des participants populaires. Bénir la tyrannie du nom de « socialisme » et justifier la violence de l’État sur la base d’une souveraineté légitime revient à faire du léchage de bottes, purement et simplement. La révolte initiale en Syrie était une réponse à l’oppression étatique, tout comme les révoltes en Tunisie et en Égypte. Nous affirmons le droit des personnes opprimées de se révolter même lorsqu’il semble n’y avoir aucune chance de réussir. Sans ce genre de courage, l’humanité vivrait encore sous le joug de monarques héréditaires. Faute d’un tel courage, nos sociétés s’enfoncent une fois de plus dans la tyrannie.

Guidés par les expériences de celles et ceux qui ont participé au soulèvement initial en Syrie, nous pouvons apprendre beaucoup des dangers du militarisme dans la lutte révolutionnaire. Une fois que le conflit avec le gouvernement d’Assad est passé des grèves et de la subversion à la violence militarisée, celles et ceux qui étaient soutenu·e·s par des acteurs étatiques ou institutionnels ont pu se centraliser en tant que protagonistes ; le pouvoir s’est retrouvé dans les mains des islamistes et autres réactionnaires. Comme les anarchistes insurrectionnalistes italiens l’ont fait valoir, « la force de l’insurrection est sociale et non militaire ». Le soulèvement ne s’est pas répandu assez loin ni assez vite pour qu’il puisse devenir une révolution. Au lieu de cela, il s’est transformé en une guerre civile horrible, mettant fin au soi-disant « printemps arabe » et avec lui, à la vague mondiale des révoltes.

Le fait que le soulèvement en Syrie se soit terminé par une atroce guerre civile n’est pas la faute de celles et ceux qui ont tout tenté pour résister au régime d’Assad. Au contraire, encore une fois, cela montre que nous n’étions pas assez courageux·ses ou organisé·e·s pour les soutenir correctement. L’issue malheureuse du soulèvement syrien illustre les conséquences désastreuses liées au fait de compter sur des gouvernements étatiques comme les États-Unis pour soutenir celles et ceux qui se lèvent et se défendent contre les oppresseurs et les agresseurs. L’actuelle invasion turque confirme ce même fait.

Certaines personnes en dehors de la Syrie blâment également les Kurdes pour cet échec. Il nous semble hypocrite que toute personne qui ne soit pas allée en Syrie pour participer à la lutte, décide d’accuser les Kurdes de s’être tenu à l’écart lors de la première phase des combats. Une telle accusation à du poids seulement pour les personnes ayant participé activement à la première phase du soulèvement syrien.

Nous sommes sensibles à cette frustration que nous avons entendue de la part des réfugiés syriens. Nous avons beaucoup appris des Syriens qui ont pris des risques courageux lors de la révolution pour au final être contraints de fuir le long de la route des Balkans, se retrouvant piégés dans des endroits tels que la Grèce et la Slovénie. Beaucoup de réfugiés syriens ont admirablement contribué aux luttes sociales dans ces pays—bien qu’ils n’y soient pas arrivés par choix, et malgré la xénophobie et l’oppression auxquelles ils ont été confrontés quotidiennement. Nombre d’entre eux ont depuis lors été incarcérés ou déportés par des régimes frontaliers racistes.

D’où nous sommes situés, c’est-à-dire loin de la plupart des combats du début de la révolte, qui, historiquement, a été trahie a plusieurs reprises par d’autres groupes dans la région, il n’est pas facile de juger les décisions des membres d’une minorité opprimée en Syrie. Peut-être que si les Kurdes et les autres populations du Rojava avaient d’entrée de jeu tout risqué dans la lutte contre Assad, les choses auraient pu se passer autrement. Si cet argument s’avère vrai, alors la leçon que nous devons tirer de cette tragédie est qu’il est crucial d’instaurer une confiance et une solidarité entre les différentes positions ethniques et les religieuses avant que la révolte n’éclate. C’est encore une raison de plus pour nous préoccuper du sort des différents groupes ethniques qui font actuellement les frais de l’invasion turque.

Malheureusement, il est possible que même si le soulèvement avait renversé Assad, la Syrie ne s’en porterait guère mieux aujourd’hui—regardons la situation en Égypte, en Libye et en Tunisie. Plutôt que de simplement remplacer un gouvernement par un autre, la chose la plus importante que nous puissions espérer accomplir dans la lutte est d’ouvrir des espaces autonomes d’autodétermination et de solidarité. Espaces au sein desquels les gens peuvent explorer différentes façons de créer des liens entre eux. Dans une certaine mesure, l’expérience au Rojava y est parvenue.

Mais même si aujourd’hui les habitant·e·s du Rojava seraient en quelque sorte responsables de l’échec du soulèvement syrien, mériteraient-iels pour autant d’être massacré·e·s pour cela ?

Non, ils ne le mériteraient pas.

L’invasion vient tout juste de commencer.

« Mais j’ai vu quelque part sur Internet que “les Kurdes” sont impliqués dans le nettoyage ethnique ? Ne gardent-ils pas des gens dans des camps de détention ? »

Partout où il y a des prisons—partout où il y a un système pénal—il y a oppression. Nous sommes pour l’abolition des prisons ; nous n’approuvons aucune forme d’incarcération. En même temps, parmi les prisonniers ayant porté allégeance à Daesh, il y a des milliers de tueurs de masse qui sont, très certainement, déterminés à reprendre leurs tueries une fois sortis. Cela représente une situation complexe pour toute personne qui espère voir un jour une réconciliation multiethnique et une coexistence pacifique dans la région.

Dans tous les cas, il y avait des prisons en Irak en 2003—et cela ne nous a pas empêché d’essayer d’arrêter l’invasion en Irak de Bush. Nous n’avons pas à approuver tout ce que le SDF ou le PYD font pour pouvoir s’opposer à l’agression militaire perpétrée par la Turquie—un état encore plus carcéral.

De même, nous avons vu des rapports mentionnant les violences perpétrées au Rojava sous l’actuelle « auto-administration ». Nous ne considérons pas le Rojava comme une utopie ; en tant qu’anarchistes, nous avons également des critiques à adresser aux structures politiques qui existent là-bas. Mais nous devons relativiser les choses. Contrairement à la brutalité exercée par la plupart des autres acteurs présents dans la région—plus particulièrement l’État islamique, la Turquie, et Assad—le SDF et les groupes apparentés au Rojava ont été relativement plus mesurés.

La détention de combattants de Daesh ainsi que celles des femmes et des enfants de l’État islamique n’est pas la pire chose qui aurait pu arriver. De ce que certain·e·s d’entre nous ont pu entendre au Rojava pendant la phase finale de la lutte contre le territoire de l’État islamique, les seules personnes au monde qui voulaient prendre les membres de Daesh faits prisonniers des mains du SDF étaient les milices irakiennes Shia. Au moment de la prise de Baghouz, elles offraient régulièrement de l’argent et des armes au SDF en échange des combattants irakiens de Daesh faits prisonniers dans l’espoir de se venger violemment sur eux. A son honneur, le SDF a refusé de remettre les prisonniers.

Ce que nous disons n’a pas pour but de légitimer la détention, mais celui de souligner l’intensité des dissensions et de la haine qui existe en Syrie et en Irak après une telle guerre. Beaucoup de ces prisonniers auraient très probablement été exécutés en petit groupes par les gouvernements syrien et irakien, ou torturés lentement et méthodiquement par les milices Shia, au lieu d’être nourris et de recevoir une aide médicale comme c’est la cas au Rojava. En effet, certains dans la région ont critiqué le SDF pour avoir été trop indulgent à l’égard de ces prisonniers. Si la Turquie ou ses mercenaires syriens mandatés permettent aux détenus de Daesh de s’enfuir et de reprendre leurs précédentes activités, tous ceux qui avaient plaidé en faveur de l’exécution des prisonniers revendiqueront le fait qu’ils avaient raison de vouloir appliquer une telle stratégie.

Pour celles et ceux en faveur de l’abolition des prisons et pour toute autre personne souhaitant voir la paix au Moyen-Orient, la priorité absolue maintenant est d’arrêter l’invasion turque. Nous n’avons pas besoin de légitimer une quelconque politique du SDF pour entreprendre cela.

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« Mais la Turquie dit que les organisations au Rojava sont terroristes et prétend être menacée par ces dernières. »

Il est absurde d’argumenter que les gens ordinaires en Turquie ont réellement été menacés par l’expérience au Rojava. L’armée américaine avait déjà accepté d’effectuer des patrouilles de surveillance tout le long de la frontière—et beaucoup de celles et ceux qui vivent de l’autre côté de la frontière sont des Kurdes et ont donc beaucoup de choses en commun avec les habitant·e·s du Rojava. Un Rojava libre ne menace pas le peuple turc ; il menace le régime d’Erdoğan et l’oppression à laquelle le people kurde est confronté en Turquie. C’est une guerre ethno-nationaliste, purement et simplement.

Pendant des décennies, il y a eu en Turquie une lutte violente entre l’État turc, les mouvements Kurdes et des groupes armés. Erdoğan croit qu’il peut continuer à maintenir sa suprématie par la force des armes, tant à l’intérieur de la Turquie que contre les pays voisins, poursuivant ainsi un héritage qui inclut le génocide systématique de plus d’un million d’Arméniens, il y a tout juste un siècle.

Maintenant que la Turquie a ravivé la guerre civile syrienne, il est très probable qu’il y ait encore plus de civils turcs tués qu’il n’y en aurait eu autrement. Espérons que cela permettra à certaines personnes en Turquie de prendre conscience que le militarisme étatique ne leur assure pas plus de sécurité, mais bien au contraire les met en danger, tout comme il met en danger celles et ceux qui se trouvent de l’autre côté des obus et des bombes.

« Mais la Turquie dit qu’elle doit s’emparer du Rojava pour y réinstaller les réfugiés syriens. »

Les plans que la Turquie a pour la région, ainsi que ceux concernant qui elle souhaite installer sur ce territoire, ne sont pas clairs ; la majorité des réfugiés syriens en Turquie ne sont pas originaires du Rojava. Principalement, la Turquie aimerait éloigner les populations kurdes rebelles loin de ses frontières pour étouffer les mouvements d’indépendance kurdes.

Dans tous les cas, le fait que la Turquie utilise la force militaire pour assassiner ou pour déplacer des millions d’individus afin de les remplacer par une population entièrement différente est la définition même du nettoyage ethnique. Le fait qu’ils annoncent à l’avance leur intention de commettre des crimes de guerre est choquant.

« Le fait de s’opposer à l’invasion turque légitime-t-il l’armée américaine ? »

En tant qu’anarchistes, nous ne croyons pas que l’armée américaine puisse faire quoi que ce soit de bien dans le monde. Mais personne n’a à légitimer l’armée américaine pour pouvoir s’opposer à l’invasion turque. Nous n’appelons pas l’armée américaine à résoudre la situation ; nous critiquons haut et fort les différentes parties responsables de cette tragédie—les gouvernements américain et turc et toutes les entreprises qui les aident à mettre en place leurs programmes—et nous faisons pression sur elles pour qu’elles y mettent un terme.

Quand Hitler s’est emparé de la Tchécoslovaquie en 1938, quand Bush a envahit l’Irak en 2003, personne n’a eu besoin de soutenir ou de légitimer un État, un gouvernement, ou une armée pour s’opposer à ces invasions. Au contraire, en faisant en sorte que la situation soit la plus gênante possible pour quiconque souhaite rester en retrait pendant que de telles tragédies se produisent, nous exprimons via nos actions notre opposition de principe à l’injustice.

De même, la trahison faite aux kurdes devrait bien faire comprendre à quiconque qui continue d’accorder une confiance aveugle au gouvernement américain—ou à n’importe quel gouvernement—que nous n’arriverons à atteindre un certain niveau de paix dans le monde que si nous arrivons à créer cette dernière par nos propres efforts, en faisant tout notre possible pour résoudre les conflits horizontalement tout en nous défendant contre les structures de pouvoir verticales de celles et ceux qui n’aspirent qu’à gouverner.


Les faux raisonnements tels que « Si tu es contre l’invasion de la Turquie, tu es donc en faveur de l’impérialisme américain » illustrent parfaitement les pièges de la pensée binaire. Il est plus simple de comprendre ce qui est en jeu dans cette situation si l’on reconnaît qu’il y a au moins trois camps fondamentaux dans les conflits internationaux contemporains, chaque camp représentant une vision différente du futur :

-Les Néolibéraux de toutes les tendances, de Lindsay Graham à Hillary Clinton, en passant par les soi-disant partis de gauche tels que SYRIZA en Grèce ou le Parti des Travailleurs (PT) au Brésil. Bien qu’ils soient en désaccord sur les détails, ils partagent pour objectif commun celui d’utiliser un réseau de gouvernance étatique global afin de stabiliser le monde pour favoriser le capitalisme.

-Les Nationalistes tels que Trump, Erdoğan et Daesh, qui ont montré de façon suffisamment claire leur complicité au cours de cette affaire. Cette catégorie inclue également Assad, Poutine et autres démagogues qui—comme les néolibéraux—sont souvent en désaccords les uns avec les autres, mais poursuivent tous la même vision d’un monde post-néolibéral où des ethno-pays seraient en concurrences.

-Les mouvements sociaux de libération qui cherchent à encourager une auto-détermination pluraliste et égalitaire basée sur l’autonomie et la solidarité. Une grande partie de ce que nous avons vu au Rojava rentre dans cette catégorie, même si de nombreux éléments ont un caractère nationaliste.

Quand les nationalistes collaborent contre une expérience sociale telle que celle au Rojava, appeler à la résistance ne doit dire cautionner les néolibéraux qui administraient auparavant la paix et la guerre. Au contraire, nous devons construire nos mouvements sociaux tout en rompant à la fois avec les politiques nationalistes/militaristes et avec les politiques néolibérales/réformistes. Autrement, nous serons pour toujours instrumentalisés par un camp ou un autre, soit via une manipulation directe, soit par peur que l’autre groupe ne parvienne à renforcer sa suprématie.

« Comment pouvons-nous espérer arrêter la Turquie, l’une des armées les plus puissantes du monde ? »

Nous ne réussirons peut-être pas à forcer les gouvernements américain et turc à stopper l’invasion au Rojava. Mais même si nous n’y arrivons pas, il y a des choses importantes que nous pouvons accomplir en passant à l’action, et des opportunités précieuses que nous manquerons si nous ne le faisons pas.

L’invasion du Rojava se déroule sur fond d’intensification du nationalisme, des conflits, et de l’autoritarisme. Nous devons comprendre cette invasion comme une simple bataille faisant partie intégrante d’un conflit beaucoup plus important. En la resituant dans le contexte plus large des luttes internationales en cours, nous pouvons identifier plusieurs objectifs qui sont parfaitement à notre portée :

  • Nous pouvons montrer la complicité existante entre les nationalistes tels que Trump, Erdoğan et Daesh, et ainsi rendre ces derniers illégitimes aux yeux de l’opinion publique en les associant les uns aux autres.

  • Nous pouvons promouvoir une position antiétatique comme étant la seule forme fiable de solidarité avec les populations prises pour cible contre l’oppression étatique et le colonialisme—pas seulement contre l’impérialisme américain, mais aussi, entre autres, contre l’impérialisme turc, russe, et chinois.

  • Nous pouvons légitimer et populariser des formes d’action directe comme étant le seul moyen d’exercer une pression efficace sur les autorités. Lorsque la politique électorale n’a pas réussi à offrir la moindre avancée significative vers un changement social, nous devons habituer les gens à d’autres approches.

Si Daesh est capable d’intensifier à nouveau son activité—et si, pour la prochaine décennie, il n’y a pas de paix ou de perspective positive au Moyen-Orient—nous voulons que chaque personne dans le monde sache à qui doit revenir la faute, et que nous avions fait tout notre possible pour empêcher cela.

Les enjeux sont élevés, mais si nous nous battons avec acharnement, nous pouvons sortir de ce cauchemar et faire un pas de plus vers un monde sans guerre. Ou, à défaut, un monde dans lequel nous luttons au moins dans les conflits de nos choix, et pas dans des tragédies insensées comme celle que se passe actuellement au Rojava.

Une action de solidarité contre l’invasion turque à Flensburg, en Allemagne.